Un jour au mauvais endroit

Moi, c’est Kévin, tout le monde m’appelle Kéké, j’vais avoir vingt ans le mois prochain. J’ai bien hâte de les fêter, ça me changera du quotidien. Je sais, j’ai déconné, j’aurais pas dû sécher mais les écouter, j’en ai fait qu’à ma tête. On m’a toujours dit que j’étais un con, même mes parents, qui vivent pourtant pas du RSA, et qui me traitent de tous les noms. Le prof de français disait croire en moi. Le seul qui m’ait jamais soutenu, je crois.

On habite à Echirolles, banlieue sud de Grenoble. La vie ici, c’est pas toujours facile, y a tous ces gens qui dealent, qui pour un rien t’exilent, qui pour un vieux regard t’expédient au placard. Et puis y a pas de boulot, en tout cas pas pour les sots. C’est pas faute d’essayer, j’en ai donné des CV, j’me suis bougé pour les porter, mais dans chaque magasin, toujours le même refrain. On me recontactera, et je sens que ça sera pas le cas, je comprends pas pourquoi. Moi je suis prêt à tout, à me lever tôt à me péter le dos, même à finir tard juste pour être smicard.

Après j’dis ça, on est pas si mal, même si c’est la galère, j’regarde souvent la télé quand j’traîne pas dans le quartier. Et je l’aime, mon quartier. Il est vraiment pas parfait, un peu amoché j’dirais, mais y a de la vie ici, des grands frères et des gosses, et des mamans qui bossent. J’ai les terrains de foot et la boxe, et surtout j’ai Sofiane, mon meilleur pote. On s’est rencontré à l’école et partagé les heures de colle. On s’est jamais quitté depuis. On en a fait des conneries, le poil à gratter en cours de chimie, à courir après les filles, surtout la petite Marie, qu’est-ce qu’on aura ri ! Mais aux conseils de classe, chaque fois on nous casse. On nous traite de bons à rien, qu’on fait jamais rien de bien, qu’on est des vauriens. Sur le coup, ça nous fait marrer, on pense qu’ils nous font marcher, puis ça fait rigoler les copains et on repart balle à la main.

Fin du collège, à force de me faire chier, j’ai décroché. Sofiane, lui, s’est accroché. Il a même eu son bac ce con, trop fier de mon frère. Moi, on m’a conseillé la Mission Locale et Pôle Emploi, là où on envoie les paumés comme moi. Au début, j’ai pas voulu, tous ces gens qui nous disent quoi faire, qui nous regardent pas de haut mais qui nous trouvent pas de boulot. J’préférais les cafés, y a jamais personne en journée, tu peux être tranquille à siroter. Mes parents m’ont engueulé, et les conseillers m’ont bien aidé, j’ai même un entretien après-demain. Hâte de retrouver Sofiane, qui finit le taff à dix-huit heures, lui, il sait toujours ce qu’il faut dire.

On s’est donné rendez-vous devant le ciné du quartier, je sais plus quels films ils passaient. J’ai piqué des chips et un coca de la maison, et dès qu’il est apparu, je lui ai tout raconté, il m’a dit qu’il était fier de son petit frère. Que la chance tournait, qu’on était des gens biens, qu’on faisait pas d’histoires. Ouais, nous on vit simplement. On était tranquille dans la file, à regarder les filles, et là on entend des cris. Une bande de gars qui emmerdent deux nanas. Merde, l’une d’elles, c’est Marie ! Sofiane est intervenu direct, il a séparé les groupes, gentiment. Les gars se sont chauffés, on s’est interposé, les filles nous ont remerciés de les avoir protégées, encore un peu sonnées. On a alerté les vigiles pour qu’ils les fassent dégager, et on a passé notre plus belle soirée, avec Marie et sa copine, à nous marrer devant ce film. Quand ça s’est terminé, on a quitté la salle main dans la main, en ayant hâte du lendemain. Tous les quatre, on a gravé à jamais ce moment dans nos mémoires, en nous promettant de nous revoir. On était au paradis. On est sortis du ciné, et les gars nous attendaient. Ils ont commencé à nous faire chier, à nous provoquer. On a dit qu’on voulait pas d’emmerdes, qu’ils feraient mieux de rentrer chez eux, mais ils ont insisté. Ils ont tiré les cheveux des filles, alors on leur a filé des droites. Ils étaient quatre contre nous deux, mais on s’en foutait, on avait pas peur. On allait les défendre, nos meufs, y aurait pas besoin des keufs. Grâce à la boxe, ils en menaient pas large, on les avait ces connards. On savait qu’on prenait l’avantage, on allait les faire décamper !

Marie a hurlé. Du sang. Sofiane, touché, un couteau planté. Les gars ont détalé, flippés mais vengés. J’ai vu mon frère s’effondrer. J’ai crié, chialé, appelé le SAMU et les pompiers. Notre rêve se brisait. On a fini aux urgences, ça arrêtait pas de couler. Putain, il était en train de se vider ! J’ai prié de toutes mes forces, Dieu, Bouddha, Allah. J’ai juré qu’après ça, fini les conneries, que je filerais droit, mais par pitié, sauvez-le !

Toi mon frère dis-moi pourquoi
La vie continue sans toi
Dis-moi pourquoi on était là
Un jour au mauvais endroit
Les cafés, les cinémas
Tu n’y retourneras pas
Ta vie s’est arrêtée là
Un jour au mauvais endroit

Dans la violence s’est brisée notre enfance
On a perdu l’existence et le sens
On a poignardé notre jeunesse
Qui a mis ça, la guerre dans nos quartiers
L’abandon, l’ennui, la télé
Des couteaux de combat dans les mains des gamins
Pour un regard en croix c’est la fin

Non pour mon frère, plus jamais ça !
Plus jamais, plus jamais, plus jamais ça !

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