Une gare. Masse indistincte marchant, courant, errant ou lisant, discutant ou pianotant en attendant, c’est un perpétuel recommencement. Âmes vagabondes côtoient sprinteurs d’un instant, prêts à tout pour attraper leur correspondance, relais d’un train à un autre, devant un public indifférent à ces prouesses, pourtant admirables lorsque le témoin du coureur est sur roulettes. Flux incessant au débit constant, foule trépignante bien en ligne derrière des comptoirs balançant autant de mets que de billets, journaux pour les matinaux, nourritures du voyage, c’est un spectacle dérangeant.
Pourquoi ? En y apposant la mention retard, c’est pourtant la belle réalité de l’imprévisible, l’insaisissable, l’inconnu que l’on perd. Or, les yeux rivés sur les écrans d’affichage, théâtre d’un ballet où les destinations défilent tels des rats d’opéra, les voyageurs sont plantés là, hypnotisés par ces quelques lettres et chiffres qui dansent frénétiquement. De tout ce brouhaha, on tente bien de s’isoler. Casque vissé sur les oreilles, musique au volume élevé, plongée dans un bouquin, ou à l’heure du numérique, prisonnier de son téléphone, ordinateur, baladeur, appareil photo : Big Brother is watching you… Inutile de capturer de tels moments, cycliques dans l’éphémère. Alors on se croit imperméable à tout, dans son monde, jusqu’à être rattrapé par la réalité du présent, sous forme de valises heurtant douloureusement des pieds « qui n’avaient qu’à pas traîner là ».
Aika, attaché-case dans une main et téléphone dans l’autre, attendait sa correspondance. Patientant impatiemment derrière trois individus, il pianotait frénétiquement sur son écran, tandis qu’à côté, d’autres mains entamaient une balade sur un piano. Il jeta un regard distrait sur le musicien inspiré, parti en ballade. Ça lui avait bien plu, la musique. Comme d’autres, il avait commencé tout petit, avait pris plaisir à découvrir, à jouir de différents instruments. Il adorait jouer, passant chaque jour des heures sur son clavier. Des parents mélomanes, cela aidait. Assez vite pourtant, sans vraiment s’en rendre compte, il avait ressenti une inexplicable gêne. Bien intégré au système académique, il avançait tranquillement tant à l’école qu’en sport et en musique. Bons résultats, enfant curieux et sociable, il avait bien répété ses gammes. De plus en plus à l’aise, il était aussi inscrit à des concours en tous genres. Ses parents, fous de joie, le poussaient toujours plus, lui optimisant même sa semaine : peinture lundi, piscine mardi, piano mercredi, aïkido jeudi, ping-pong vendredi, piano à nouveau samedi et pour se reposer, potager dimanche. Après ses devoirs, il trouvait toujours le temps de lire des bandes dessinées avant de se coucher. Ce garçon était décidément bien fait ! Quelle fierté pour sa famille de le voir avancer sans trébucher, faisant tomber les murs un à un.
Devant lui, un couple de touristes. Des Japonais, assurément. Comment en était-il aussi sûr ? Ses parents, son père surtout, véritable adorateur du pays du Soleil-Levant, l’y avaient emmené plusieurs fois déjà. La culture nippone, des plages d’Okinawa aux neiges d’Hokkaidō en passant par Tokyo, il connaissait. D’ailleurs, c’était de là qu’il tenait son prénom, tout droit issu de l’animation japonaise. Il sourit au souvenir du Mont Fuji, se remémorant ces bons moments, puis se remit sur son écran.
Juste à côté, sereinement assis en tailleur, un vieil homme observait. Tous ces gens qui défilaient étaient analysés avec une gravité bienveillante. Tel regard, telle posture, telle attitude, sans un mot, il les décrivait. Son regard perçant allait et venait, paraissait tantôt amusé, tantôt navré, jamais décontenancé.
Bientôt son tour, se disait le néo-trentenaire. La femme qui le devançait lisait, littéralement captivée. Un polar, visiblement. De cette inconnue se dégageait un charme certain, presque mystique. Il essaya de deviner sa situation, sans intention, juste par curiosité. Il faut dire qu’il n’était intéressé ni par les hommes ni par les femmes, non par misanthropie, mais parce qu’il n’avait pas le temps. Perdu dans ses rêveries, il imagina sa profession : artiste, enseignante, banquière ? Ou peut-être était-elle ingénieure en informatique, comme lui ? Qu’elle était également dans un énième déplacement pour rencontrer un client ? Jamais il ne sut, elle disparut dès qu’elle eut son dû.
Enfin, à lui ! Comme à chaque fois, une formule sandwich au thon, cookie et bouteille d’eau. La routine. Récupérant sa monnaie, son regard tomba sur l’homme assis. En guenilles mais plutôt propre sur lui, les yeux fermés et dégageant une sérénité, ce monsieur l’intriguait. En déposant doucement les pièces à ses pieds, il l’observa plus longuement, avant de tourner les talons.
– Merci, monsieur, fit une voix calme et posée. Surpris, Aika se retourna. Dans tout ce tumulte, ce vieil homme avait perçu sa seule présence ?
– Êtes-vous pressé ? reprit-il, les yeux toujours clos.
– Oui, enfin non, un peu, répondit le jeune homme.
– Un train à prendre, sans doute ?
– Oui voilà, il arrive dans une heure.
– Alors, voudriez-vous discuter ? Mon nom est Tafiya.
Un peu décontenancé mais toujours intrigué, il réfléchit un instant. Ayant passé la veille à courir, ayant eu du mal à dormir, il devait déjà repartir. Cette nouvelle journée, il avait hâte d’en finir. Et de son train-train quotidien, il vit l’occasion de sortir. Ce vieux monsieur lui inspirait confiance.
– Pas longtemps mais c’est d’accord. Enchanté, je m’appelle Aika.
– Aika ? répéta-t-il en ouvrant lentement les yeux. C’est très beau.
– Ça vient du japonais. Les parents, vous savez…
– Connaissez-vous son sens ?
– Eh bien, des chanteuses, des films d’animation. Oui, j’ai un prénom de fille…
– C’est un très beau prénom qui traverse les siècles.
– Vous trouvez ? C’est sûr que c’est original, fit-il avec un sourire.
– Aika, en finnois, signifie le temps.
– Ah oui ? Moi qui manque toujours de temps, c’est un comble.
– Pourquoi donc ?
– Vous savez, dans mon métier, je suis souvent en déplacements.
– Comme aujourd’hui ?
– Exactement.
– Dites-moi, aimez-vous ce que vous faites ?
– Eh bien, oui, je crois. J’évolue dans un domaine porteur, je suis assez reconnu dans mon travail, je gagne plutôt bien ma vie, j’en profite pour visiter des villes… Clairement, je ne suis pas à plaindre.
– Vous n’êtes pas à plaindre et vous avez des avantages. Mais aimez-vous vraiment ce que vous faites ?
Ce petit « vraiment », posé nonchalamment dans cette banale question, lui fit l’effet d’une décharge.
– Hum, oui, je pense. Si, évidemment que mon travail me plaît. Bien sûr, parfois, certains clients sont un peu embêtants. Et comme partout, il peut y avoir des problèmes, mais bon, je suis à l’aise dans mes missions. Même si…
– Même si ? devina le vieillard.
– Eh bien, parfois, je me demande si tout cela a un sens.
– Tout dépend du sens que vous souhaitez donner à votre vie, répondit le sage homme avec philosophie.
– Non mais oui, c’est sûr. Après, c’est vrai que j’aimerais aussi avoir davantage de temps pour moi, pour des activités. Peut-être en passer moins dans les transports ou les réunions. Comme on dit, le temps, c’est de l’argent.
– Selon vous, combien valez-vous ?
– Comment ça ? Mon salaire a été fixé au départ. Mais l’humain doit-il réellement convertir son temps en argent ?
– Précisément, le temps est plus précieux que l’argent :
Alors qu’on peut retrouver de ce dernier
Le temps, lui, défile sans discontinuer
Immuable horloge de la réalité
On pourrait évoquer le sablier
Mais contrairement à ce dernier
On ne peut le retourner
Et si, toujours trop courts, nos jours sont comptés
Ses grains, eux, s’écoulent pour l’éternité
– C’est beau. Ça vient de vous ? Enfin je suis bien d’accord mais le problème, c’est qu’on en a quand même besoin pour se nourrir. Qu’on le veuille ou non, l’argent fait partie du quotidien, de la vie.
– Certes. Mais la place de l’argent correspond-elle vraiment à celle de la vie ?
Encore ce déroutant « vraiment ». Que se passait-il ?
– Je suppose. On sait bien qu’avoir un toit et un emploi, puis des vêtements, c’est important, dit-il tandis que son téléphone sonnait. Par réflexe, il regarda, mais par politesse, le rangea.
– C’est vrai. Mais est-ce là l’essentiel ? Qu’est-ce donc que vivre ? Vivre, c’est respirer, aspirer, expirer et recommencer. C’est agir avec simplicité et humilité. Ça permet même de s’enivrer… de joie, naturellement.
– Mais c’est aussi avoir une situation, une place dans la société, non ? Justement, l’argent nous permet d’offrir et de s’offrir des choses. D’ailleurs, les progrès technologiques nous permettent d’être constamment connectés.
– Peut-être, mais guidé par le bon sens, il s’agit de ralentir la cadence, d’éviter de courir vers l’indécente décadence. Car celui qui cherche à consommer ne sera jamais rassasié, alors que celui qui sait se contenter aura toujours assez.
– D’accord avec ça, mais grâce à ces progrès, on arrive quand même à gagner du temps !
– Gagner du temps, vous dites ?
Bien trop souvent, on essaie d’en gagner
Mais à vouloir sans cesse se précipiter
On oublie qu’on ne peut le maîtriser
Et inconsciemment, on s’expose à ses dangers
On court le chercher que perdu déjà il est
Parfois même on tente de le repousser
En vain, et pour nous rappeler notre vanité
Il nous fait trembler par sa fatalité
– Décidément, vous êtes un poète. Mais si je vous suis, que peut-on faire ? La finalité, c’est bien d’être heureux !
– Naturellement, tout le monde recherche et a droit au bonheur. Peut-être pourrions-nous commencer par changer notre rapport au temps ?
– Que voulez-vous dire ?
– Arrêter de persister à le mesurer permet à nouveau de se libérer. Quand on se décide à l’accepter comme allié, le temps nous éclaire sur notre avancée. Par ses charmes on se laisse alors captiver, et notre flamme il contribue à ranimer.
– Supposons, et après ?
– Après… Eh bien si jamais on se met à oser, de belles histoires on réussira à créer, dans d’incroyables aventures on ira se lancer, et cultivé par notre curiosité, sur ses conseils avisés on pourra compter.
– En parlant d’aventures, vous savez, depuis tout petit, avec mes parents j’ai beaucoup voyagé. Je suis conscient d’être privilégié. Et j’aimerais continuer, mais c’est vrai qu’avec tout ce travail, si j’ai effectivement de l’argent, le temps manque pour en profiter.
– Vous savez, ça ne tient qu’à vous. Peut-être avez-vous des passions ?
Vivre, c’est savoir se mettre en danger
Pour saisir de précieuses opportunités
Non pas en tombant d’un toit
Mais en sautant parfois le pas
On fantasme trop souvent la nôtre
La comparant naïvement à d’autres
Mais on oublie que rêver sa vie
Revient à désirer sans envie
Tandis que vivre ses rêves
Invite à s’épanouir sans trêve
– Oui, la musique, il y a bien longtemps, poussé par mes parents. J’adorais jouer, surtout du piano. Hélas, bien que jeune, j’ai vécu ce qu’on appelle un burn-out. Son téléphone retentit à nouveau, et après une courte hésitation, il l’éteignit.
– Vos parents organisaient votre emploi du temps peut-être ? Vos journées étaient réglées, presque chronométrées ?
– C’est bien ça, marmonna sombrement le jeune homme, amer.
– Au final, vous avez troqué cet instrument pour un écran sur lequel vous continuez à pianoter, sourit-il malicieusement.
Échec et réussite nous font apprendre de nos erreurs
Car mate ou brillante, la vie est haute en couleurs
Et faire confiance à nos sens
Nous conduit à notre essence
– Oui, il y a du vrai… Tout cela m’a presque dégoûté de la musique et de la peinture, car je devais sans cesse réviser, exécuter, concourir, murmura-t-il, mélancolique.
– Dans ces conditions, difficile de s’épanouir. Ceci dit… Vivre, c’est encore apprendre à (s’)accepter, à ne pas voir partout de fatalité. Au contraire, on finit par réaliser que les épreuves sont là pour nous forger.
– Même si je l’ai compris sur le tard, je suis heureux d’avoir passé ce cap. Aujourd’hui, sur ce point du moins, je suis en paix avec moi-même.
– Et vous avez bien fait. En ouvrant grands son cœur et ses yeux, on comprend que la vie est un vaste terrain de jeu. Qu’il suffit d’un regard au hasard pour apercevoir moult œuvres d’art, et que notre cerveau est le pinceau, tandis que les paysages sont nos beaux tableaux.
– C’est tout à fait ça ! Découvrir de nouvelles contrées, cultures et populations qui nous rappellent à chaque instant à quel point nous sommes minuscules. Malheureusement, je n’ai plus trop l’occasion de partir, mon rare temps libre ne me sert qu’à récupérer…
– Je comprends. Rassurez-vous, tout cela reste possible en allant à la rencontre de l’autre, et par la lecture, la méditation, ou encore Internet pour votre génération.
Qu’on soit à pied, en train ou à vélo
En avion, en bateau ou en auto
Ou même sans bouger, on peut voyager
Notre curiosité et notre sensibilité
Se chargent de nous transporter
Une annonce retentit alors, marquant la fin de ce voyage, et le début d’un autre.
– C’est mon train, je dois y aller, confia Aika à contrecœur. Je vous remercie, monsieur, vraiment. J’ai beaucoup apprécié notre rencontre, et j’aurais aimé connaître davantage votre parcours de vie.
– Mon nom est Tafiya. En haoussa, Tafiya signifie voyage. Nous nous retrouverons certainement. En attendant, je vous souhaite un bon voyage.
L’ingénieur en informatique, lançant un dernier regard en arrière, se fraya un chemin sur les quais et monta dans un wagon. Enfin assis, tout à ses pensées, il respira un grand coup. Cet échange l’avait troublé. Certes, il ne lui avait pas appris la vie, mais cet homme plein de sagesse lui avait ouvert les yeux. Fouillant sa poche, il sentit, contre son portable, ses pièces de monnaie.
Vivre, c’est aider au mieux son voisin
Pas en échange d’un quelconque gain
Simplement parce qu’il est humain
Car jamais on ne doit oublier
Qu’on est nés pour coexister
Et qu’on est fait pour partager
La sonnerie résonna dans la gare, et le train, vrombissant, quitta le quai et disparut bientôt. Le sage homme, qui assis, n’avait pas quitté sa position, referma les yeux. Le temps était reparti, tout comme le spectacle des voyageurs. Les valises valsaient tandis que des enfants criaient et virevoltaient. Entre les files de guichets et les sprints désespérés, la vie avait repris son cours.
Parfaitement détendu, respirant profondément, Tafiya rêvassait. Une silhouette familière se dressa devant lui. Le vieillard sourit. À nouveau, le temps s’arrêta.